France: Vers un assouplissement des conditions d’exercice de la compétence universelle

Cet article a été publié dans le cadre du partenariat entre BDIP et la Clinique juridique de Lille - Pôle droit international.

Les juges d’instruction du pôle spécialisé dans la lutte contre les crimes contre l’humanité du tribunal judiciaire de Paris ont délivré le 14 novembre 2023 un mandat d’arrêt international inédit visant M. Bachar al-Assad, Président de la Syrie, pour complicité de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre sur le fondement de la compétence universelle.

Définie par l’article 689-1 du Code de procédure pénale, la compétence universelle permet à la justice française de poursuivre et de juger en France une personne de nationalité étrangère pour des crimes commis à l’étranger sur une victime étrangère. En France, les conditions d’exercice de la compétence universelle sont prévues par les articles 689 et suivants du Code de procédure pénale. En vertu de l’ancien article 689-11, l'exercice de la compétence universelle supposait la réunion de quatre conditions cumulatives. Il fallait ainsi que (1) l'auteur présumé réside habituellement en France, (2) qu'il y ait une demande du procureur antiterroriste, (3) qu'aucune juridiction internationale ou nationale n'ait demandé la remise ou l'extradition de la personne et (4) que l'État dont l'auteur est ressortissant soit partie au Statut de Rome ou incrimine l'infraction dans sa législation. Qualifiées de verrous par la doctrine (voir Baroudy, J., “La compétence universelle en mutation” Mariat, K., “La compétence universelle peut attendre” Brach-Thiel, D., “Et toujours pas de vraie compétence en matière de crimes contre l’humanité!), elles ont fait l’objet de critiques particulièrement virulentes (voir notamment la réaction du député Jean-Pierre SUEUR, « Cette condition revient à soumettre la justice française à la loi de pays dirigés par des dictateurs qui n’ont que faire des droits fondamentaux »), à la suite de l’arrêt rendu dans l’affaire Chaban, rejetant l’exercice de la compétence universelle pour des faits constitutifs de crimes contre l’humanité en application d’une interprétation légaliste de la condition de double incrimination.

En réaction à ces critiques (aux critiques de la doctrine et des organisations non gouvernementales de protection des droits de l’homme telle qu’Amnesty International « La France, une terre de refuge pour les criminels de guerre »), la Cour de cassation a infléchi son interprétation des conditions de résidence habituelle et de double incrimination dans deux arrêts d’Assemblée plénière du 12 mai 2023, ouvrant ainsi la voie à la réforme de l’article 689-11 du Code de procédure pénale (I). Cette réforme résulte de la loi du 20 novembre 2023 d’orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027 (II).

Vers une modification du régime de la compétence universelle: par la volonté des juges

Dans deux arrêts d’Assemblée plénière du 12 mai 2023, la Cour de cassation était invitée à se prononcer sur la notion de résidence habituelle et la condition de double incrimination.

Dans la première affaire, la Cour était saisie du pourvoi formé contre l’arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation ayant invalidé l’exercice de la compétence universelle à l’encontre d’un ressortissant syrien au motif que la législation syrienne n'incrimine pas spécifiquement, à l’instar de la législation française, les crimes commis en exécution d’un plan concerté. L’Assemblée plénière devait donc se prononcer sur la question de savoir si les infractions de crimes contre l’humanité devaient être incriminées de manière strictement identique par le droit étranger aux fins de la condition de double incrimination. S’appuyant sur l’intention du législateur et sur la jurisprudence de la chambre criminelle en matière d’extradition, l’Assemblée plénière a jugé « qu’il suffit que les actes poursuivis soient punis comme des infractions de droit commun par le droit de l’État de commission » Dans la seconde affaire, la Cour était saisie d’un pourvoi contestant l’exercice de la compétence universelle à l’encontre d’un ressortissant syrien résidant sur le territoire français depuis trois mois sur le fondement du défaut de résidence habituelle.  Rappelant que la notion de résidence habituelle n’a été définie ni par la loi ni par la chambre criminelle (§ 33), la Cour de cassation s’est fondée sur l’approche casuistique de la Cour de justice de l’Union européenne, selon laquelle « la résidence habituelle est une notion fonctionnelle et protéiforme, variant selon le contexte et l’objectif de la règle, et est appréciée par une analyse reposant sur un faisceau d’indices, soit les circonstances de fait propres à l’espèce » pour inviter les juges du fond à déterminer l’existence d’un lien de rattachement suffisant entre la France et l’individu au regard d’un faisceau d’indices, tels que: « la durée actuelle ou prévisible, les conditions et les raison de la présence de la personne sur le territoire français, la volonté manifestée par celle-ci de s’y installer ou de s’y maintenir, ainsi que ses liens familiaux, sociaux, matériels ou professionnels » (§ 41). Par une référence explicite au « pouvoir souverain d’appréciation » des juges du fond, la Cour indique implicitement qu’il s’agit d’une question de fait faisant l’objet d’un contrôle minimal des motifs. En application de ce contrôle, la Cour admet que les juges du fond aient déduit l’existence d’une stabilité certaine de résidence d’un ensemble d’éléments objectifs (séjour d’une durée de trois mois, possession d’une carte étudiante, de tickets de transport, existence de relevés téléphoniques et location d’un appartement). Cette définition de la résidence habituelle a été reprise in extenso par la loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027 qui fera l’objet des prochains développements.

Vers une modification du régime de la compétence universelle: par la volonté du législateur

Appelée de ses vœux par la doctrine, la société civile et certains parlementaires, notamment le sénateur Jean-Pierre SUEUR (voir notamment la question orale du 16 décembre 2021 sur la nécessité de mettre fin à la double incrimination pour la compétence du juge français relative aux infractions visées par le statut de la Cour pénale internationale), la réforme de la compétence universelle résulte de la loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027 laquelle est entrée en vigueur le 22 novembre 2023 après un contrôle de constitutionnalité.

Cette loi supprime la condition de double incrimination en faisant disparaître la demi-phrase suivante :  « si les faits sont punis par la législation de l’État où ils ont été commis ou si cet État ou l’État dont la personne soupçonnée a la nationalité est partie à la convention précitée ». En revanche, elle maintient et précise la condition de résidence habituelle au deuxième alinéa, entérinant ainsi la définition exigeante posée par la Cour de cassation dans les deux arrêts d’Assemblée précités. Cette particularité française, fort critiquée par la société civile, se justifie néanmoins par la préoccupation politique légitime d’éviter des crises diplomatiques suite à un exercice inopportun de la  compétence universelle à l’encontre d’un haut dignitaire en visite sur le territoire (en ce sens: Jeangène Vilmer, J-B., « La compétence universelle à l’épreuve des crises diplomatiques »).

Sont également maintenues l’exigence de demande du parquet national anti-terroriste et celle de l’absence de demande de remise ou d’extradition de la personne poursuivie par une juridiction internationale ou un État compétent à l’alinéa 3.

Conclusion

En conclusion, il est possible de s’interroger sur l’avenir de la compétence universelle française laquelle demeure entravée par la condition restrictive de résidence habituelle. L’on peut ainsi douter que cette condition soit satisfaite s’agissant des quatre hauts responsables politiques et militaires syriens visés par les mandats d’arrêt du 14 novembre 2023.

Eloïse Ithurriague, Alice Juin & Bérénice Le Gulludec

Eloïse Ithurriague, Alice Juin & Bérénice Le Gulludec, étudiantes en Master 1 de Droit international et européen en parcours Justice pénale internationale à la Faculté de sciences juridiques, politiques et sociales de Lille

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