Compatibilité des amnisties avec le principe de complémentarité : une occasion manquée de la CPI

La question du recours aux amnisties est un des points les plus contentieux du droit international pénal et a récemment été au cœur d’un débat à la Cour pénale internationale (CPI ou la Cour).

Dans l’affaire Saif Al-Islam Gaddafi [pour plus d’information sur l’affaire, voir le billet actualités], la Cour a été appelée à statuer, pour la première fois, sur l’applicabilité d’une loi d’amnistie. Dans un premier temps, la Chambre préliminaire a choisi de se positionner sur la légalité des amnisties couvrant les crimes internationaux et a souligné qu’il existait une tendance universelle, forte et croissante selon laquelle les crimes contre l'humanité ne peuvent être amnistiés en vertu du droit international.[1] Elle conclut que la loi d’amnistie libyenne était incompatible avec le droit international.[2] La Chambre d’appel n’a cependant pas soutenu cette position. Après avoir conclu que le droit international était encore au stade du développement sur la question de l’applicabilité des amnisties, elle a refusé de se positionner sur le sujet, se limitant à conclure que la loi d’amnistie ne s’appliquait pas à l’accusé en l’espèce.[3]

 

Ce billet résume le débat concernant la légalité des amnisties couvrant les crimes internationaux et démontre que ce débat n’avait pas lieu d’être à la CPI, le rôle de la Cour étant de déterminer si les amnisties peuvent lui être opposées et sont compatibles avec le principe de complémentarité.

Bref état des lieux du débat sur l’applicabilité des amnisties

Le Comité international de la Croix-Rouge définit l’amnistie comme :

(…) généralement un acte officiel relevant du pouvoir législatif ou exécutif qui empêche, pour l’avenir ou de manière rétroactive, d’enquêter sur une personne, un groupe ou une catégorie de personnes pour certaines infractions ou d’engager des poursuites pénales contre elles, et qui annule toutes les sanctions prises à leur encontre. L’amnistie peut ainsi empêcher que des poursuites soient engagées ou menées à leur terme, annuler des peines d’emprisonnement déjà prononcées et/ou lever des sanctions déjà décidées. Dans certains cas, des amnisties peuvent aussi être accordées par la voie d’un traité international ou d’un accord politique.[4]

La légitimité du recours aux amnisties a fortement évolué au cours du 20ème siècle. Historiquement, les amnisties jouent un rôle central dans l’élaboration des processus de paix. Le recours aux amnisties était fréquent pour mettre fin aux guerres et faciliter la réconciliation nationale.[5] Ce n’est qu’au début du 20ème siècle, avec le développement du droit international des droits de l’homme et du droit international pénal, que le recours aux amnisties a été encadré car vu comme un obstacle à la lutte contre l’impunité.[6]

Cependant, la question de savoir si les amnisties sont interdites pour les crimes internationaux est encore très controversée, comme l’a souligné la Chambre d’appel de la CPI, et fait l’objet d’un long débat.[7] En dépit du changement de paradigme, aucun traité international, à ce jour, n’interdit explicitement les amnisties pour les crimes internationaux, certains imposant seulement leur imprescriptibilité ou l’obligation de les poursuivre.[8] En 2017, le Rapporteur spécial de la Commission du droit international sur les crimes contre l'humanité notait l'absence de consensus sur la question dans son rapport.[9]

En pratique, les amnisties sont encore très utilisées. Selon the Amnesty Database Project, 289 amnisties ont été promulguées dans 75 pays entre le 1er janvier 1990 et le 31 août 2016 durant un conflit, lors d’un accord de paix ou peu de temps après.[10] Et seulement le tiers des accords élaborés depuis le début du XXIème siècle exclut certains crimes internationaux des mesures d’amnistie.[11]

Qu’en est-il de la Cour pénale internationale ?

Le Préambule du Statut de Rome dispose que «les crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de la communauté internationale ne sauraient rester impunis» et rappelle «qu’il est du devoir de chaque Etat de soumettre à sa juridiction criminelle les responsables des crimes internationaux». Le Statut de Rome ne contient aucune disposition concernant les amnisties, que ce soit leur autorisation ou interdiction. L’introduction d’une disposition relative à l’amnistie a été envisagée pendant les négociations à Rome et a finalement été écartée.[12]

Pour la première fois, dans l’affaire Saif Al-Islam Gaddafi, la CPI a été amenée à examiner la question des amnisties. L’auteur soutient cependant que le débat engagé par la Chambre préliminaire sur la légalité de la loi d’amnistie n’était pas nécessaire, alors même que la mesure d’amnistie s’appliquerait à Mr. Gaddafi.

En effet, la question n’était pas de savoir si les amnisties pour les crimes internationaux étaient interdites par le droit international mais si celles-ci pouvaient être opposées à la CPI et étaient compatibles avec le principe de complémentarité. Attendre de la Cour de se prononcer sur la compatibilité des amnisties avec le droit international serait imprudent et hors de son champ de compétence.[13]

En vertu du Statut de Rome, la CPI a pour obligation de s’assurer que les mesures prises au niveau national n’ont pas pour objectif de constituer un obstacle aux poursuites des crimes pour lesquels elle est compétente. En d’autres termes, le rôle de la Cour se limite à examiner si les amnisties remplissent les conditions des articles 17(1)(c) et 20 du Statut de Rome, à savoir si la personne concernée a déjà été jugée. Pour définir si une personne a déjà été jugée, la Cour doit vérifier que la procédure n’avait pour but de soustraire la personne concernée à sa responsabilité pénale et s’est déroulée devant une juridiction.

La compatibilité des amnisties avec cette provision dépendra de la nature et du contrôle de la validité de la mesure. Une amnistie inconditionnelle et totale ou une amnistie octroyée par une commission vérité et réconciliation, organe non-judiciaire, seront très probablement jugées comme contraires aux principes de complémentarité. En revanche, une amnistie individualisée ou conditionnelle (liés par exemple à la reconnaissance de responsabilité, la présentation d’excuses, et la réparation aux victimes), contrôlée et validée par un juge, pourrait poser plus de difficultés. La Cour devra donc établir au cas par cas si ces dernières sont compatibles avec les principes de complémentarité.

Par conséquent, même s’il n’existe pas de consensus sur l’interdiction des lois d'amnistie couvrant les crimes internationaux, ces dernières ne sont pas nécessairement opposables aux tribunaux pénaux internationaux. La CPI n’a donc pas besoin de prendre position sur leur légalité, mais doit seulement examiner si elles ont pour objectif de faire échapper les auteurs des crimes à la justice, et donc si elles peuvent lui être opposées.

Il est cependant important de considérer le contexte dans lequel ces amnisties ont été prises et leur impact sur les efforts de paix au niveau national. Ouvrir une enquête à l’encontre d’individus ayant été amnistiés pourrait avoir des effets négatifs sur le processus de paix. Comme l’explique Carsten Stahn, « [t]outes les amnisties ne sont pas mauvaises. Certains d'entre elles peuvent avoir des effets positifs et négatifs, ou compléter d'autres mécanismes de responsabilisation » [traduction libre].[14] Elles peuvent être nécessaires pour assurer la paix à court terme.[15] Un équilibre entre la lutte contre l’impunité et la restauration de la paix doit donc être trouvé. La décision de mener des enquêtes relève de la discrétion du procureur de la CPI, le Statut de Rome l’autorisant à ne pas poursuivre si ce n’est pas dans l'intérêt de la justice. Il reviendra donc au procureur de la CPI, en exerçant sa marge d’appréciation, d’atténuer les conflits entre paix et justice. [16]

[1] Cour pénale international, Le Procureur c. Saif Al-Islam Gaddafi, Decision on the ‘Admissibility Challenge by Dr. Saif Al-Islam Gadafi pursuant to Articles 17(1)(c), 19 and 20(3) of the Rome Statute’, ICC-01/11-01/11, 5 avril 2019, para. 61.

[2] Cour pénale international, Le Procureur c. Saif Al-Islam Gaddafi, « Decision on the ‘Admissibility Challenge by Dr. Saif Al-Islam Gadafi pursuant to Articles 17(1)(c), 19 and 20(3) of the Rome Statute’ », op. cit., para. 78.

[3] Cour pénale internationale, Le Procureur c. Saif Al-Islam Gaddafi, Judgment on the appeal of Mr Saif Al-Islam Gaddafi against the decision of Pre-Trial Chamber I entitled ‘Decision on the “Admissibility Challenge by Dr. Saif AlIslam Gadafi pursuant to Articles 17(1)(c), 19 and 20(3) of the Rome Statute”’ of 5 April 2019, ICC-01/11-01/11, 9 mars 2020, para. 96.

[4] Comité international de la Croix-Rouge, « L’amnistie au regard du droit international humanitaire : objectifs et champ d’application », Factsheet, octobre 2017.

[5] P. Hazan, « Du bon usage de l’Amnisties dans les processus de paix », Centre pour le dialogue humanitaire, 2020, p. 4.

[6] O. Grondin, « Les amnisties des crimes internationaux : recherche sur l’état de droit », Revue québécoise de droit international, 32.1, 2019, p. 3.

[7] Pour une résumé du débat et la jurisprudence voir : O. Grondin, « Les amnisties des crimes internationaux : recherche sur l’état de droit », op. cit. ; Amnesty International, « Commission du droit international : recommandations initiales en faveur d’une convention sur les crimes contre l’humanité », 2015 ; R. Maison, « L’amnistie en droit international », Les Cahiers de l'Orient, vol. 94, no. 2, 2009, pp. 119-129 ; G. Della Morte, « L’amnistie en droit international » ; H. Ruiz Fabri, G. Della Morte et E. Lambert-Abdelgawad, « Recherche sur les institutions de clémence en Europe (amnisties, grâce, prescription) », Unité mixte de recherche de droit comparé de Paris, 2005; C. Stahn, A critical Introduction to International Criminal Law, Cambridge, Cambridge University Press, 2019, pp. 258-265.

[8] G. Della Morte, « L’amnistie en droit international », pp. 5-6.

[9] Commission du droit international de l'Assemblée générale des Nations Unies, « Troisième rapport sur les crimes contre l'humanité, par Sean D. Murphy, rapporteur spécial », A/CN.4/704, 23 janvier 2017, para 296.

[10] P. Hazan, « Du bon usage de l’amnistie dans les processus de paix », Justiceinfo.net, 17 avril 2020.

[11] O. Grondin, « Les amnisties des crimes internationaux : recherche sur l’état de droit », op. cit., p. 10. Voir aussi L. E. Carter, M. S. Ellis et C. Chernor Jalloh, The International Criminal Court in an Effective Global Justice System, Cheltenham, Edward Elgar, 2016, p. 189.

[12] Voir United Nations Diplomatic Conference of Plenipotentiaries on the Establishment of an International Criminal Court, « Report on the Preparatory Committee on the Establishment of an International Criminal Court », A/51/22, 1996, vol. 1, para. 174 et Assemblée générale des Nations unies, « Rapport de la Commission du droit international : Soixante-troisième session 26 avril-3 juin et 4 juillet-12 août 2011 », A/74/10, 2011, Chapitre IV, p. 100 (commentaire n°11).

[13] Voir D. Jacobs, « Puzzling over Amnesties: Defragmenting the Debate for International Criminal Tribunals » in The Fragmentation of International Criminal Law, The Hague, T.M.C Asser Press, 2010, pp. 25-28.

[15] Ibid.

Les opinions exprimées dans ce billet sont celles de l'auteure et ne reflètent pas le point de vue de son employeur.

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