Symposium - Violence sexuelle : Les limites de la rhétorique de la « violence sexuelle comme méthode de guerre » dans une perspective post-conflit

Durant les conflits armés, quatre-vingt-dix pour cent des victimes appartiennent à la société civile, dont soixante-dix pour cent sont des femmes[1]. Trop souvent, cette violence à l’égard des femmes prend la forme de violence sexuelle, et plus précisément de viol. Selon le Manuel de législation sur la violence à l’égard des femmes de l’Organisation des Nations Unies (ONU), la violence sexuelle se définit comme une « violation de l’intégrité corporelle et de l’autonomie sexuelle » et doit être reconnue comme un crime contre la personne, et non contre les mœurs ou la moralité[2]. Le viol, longtemps considéré comme la principale manifestation de cette forme de violence, ne constitue que l’une de ses multiples facettes[3]. La violence sexuelle constitue également une manifestation de la violence basée sur le genre[4]. Alors qu’on aurait pu croire que la redéfinition de la violence à l’égard des femmes en termes de violation des droits fondamentaux, qui a eu lieu lors de la quatrième Conférence mondiale sur les femmes ayant eu lieu à Beijing en 1995[5], aurait poussé les États et la communauté internationale à adopter des mesures pour mieux prévenir et réprimer la violence sexuelle en période de conflit, cela ne semble malheureusement pas être le cas. Bien au contraire, pour l’auteure militante Tanella Boni, cette redéfinition ne se caractérise par aucune amélioration sur le terrain[6]. Pis encore, selon Karima Guenivet, le vingtième siècle correspond à l’ère de la stigmatisation des survivantes de violence sexuelle plus qu’à la lutte contre ce phénomène[7] .

Cette généralisation de l’utilisation de la violence sexuelle contre les femmes durant les conflits armés est loin d’être accidentelle, puisque les femmes sont visées pour des raisons précises. En effet, durant la durée des conflits, les représentations sociales de la féminité, tout comme celles de la masculinité, jouent un rôle spécifique qui se retrouve ensuite dans les objectifs militaires et politiques[8]. Par exemple, puisque certains combattants considèrent que les femmes appartiennent à leur mari, ceux-ci utilisent la violence sexuelle à leur égard, afin d’atteindre le mari[9]. Cette utilisation de la violence sexuelle à l’égard des femmes a notamment été observée dans le conflit qui sévit en République démocratique du Congo (RDC) depuis 2004[10]. Selon plusieurs, l’utilisation de la violence sexuelle à l’égard des femmes poursuivrait l’objectif plus large de détruire la communauté à laquelle elles appartiennent, par la destruction de leur capacité reproductive à travers la violation de leur corps[11]. Comme l’écrivait la psychologue Evelyne Josse, « [l]a capacité sexuelle et reproductive confère aux femmes un rôle prépondérant dans la construction et la préservation de l’identité clanique, ethnique et culturelle d’une population. »[12]  Ainsi, bien que ce soit le corps de la femme qui reçoive directement cette violence, celle-ci vise la communauté dans son ensemble. C’est également ce qu’a constaté Dr Denis Mukwege, récipiendaire du Prix Nobel de la paix en 2018, qui affirmait en parlant de l’effet destructeur de la violence sexuelle sur le tissu social :

Les traumatismes provoquent la disparition des symboles. […] Le pasteur n’est plus pasteur, l’époux n’est plus époux, la femme n’est plus une femme : il y a une dissociation totale et une perte d’identité individuelle et collective[13].

Ce phénomène, loin d’être nouveau, a obtenu une visibilité importante sur la scène internationale suivant le conflit en ex-Yougoslavie, ce qui a notamment conduit, comme nous le verrons, à sa judiciarisation[14]. Cette judiciarisation a permis de développer les contours de la rhétorique de violence sexuelle comme méthode de guerre. Cette rhétorique est aujourd’hui bien présente dans la littérature sur l’utilisation de la violence sexuelle dans le cadre des conflits armés et se manifeste régulièrement sur la scène internationale. On peut penser par exemple à la résolution 1820 du Conseil de sécurité de l’ONU, adoptée le 19 juin 2008, où les États membres ont affirmé que l’utilisation de la violence comme méthode de guerre était un obstacle au rétablissement de la paix et de la sécurité internationale[15]. S’il est absolument incontestable que la judiciarisation de cette rhétorique représente une avancée, il demeure nécessaire de se demander si toutes les survivantes de violence sexuelle en bénéficient. À la lumière de cette étude, nous arrivons à la conclusion que cette rhétorique peut engendrer des conséquences négatives inattendues sur le terrain, liées à la hiérarchisation des violences sexuelles vécues en temps de conflit armé. Ces conséquences se manifestent particulièrement lorsque l’on s’intéresse à la reconstruction post-conflit du point de vue des survivantes et nous amènent à nous demander si le droit international pénal (DIP) constitue la forme de justice la plus appropriée pour elles.

Une ouverture essentielle du droit international pénal face aux violences sexuelles

Dans leur livre Viols en temps de guerre, les historiens Raphaëlle Branche et Fabrice Virgili identifiaient le conflit en ex-Yougoslavie comme étant un tournant majeur en ce qui concerne la judiciarisation de la rhétorique de la violence sexuelle comme méthode de guerre[16]. La visibilité de l’ampleur de la violence sexuelle, considérée par plusieurs comme une caractéristique de ce conflit, combinée au militantisme féministe des années 90, a suscité l’intérêt de la communauté internationale[17]. Cette judiciarisation s’est effectuée grâce aux travaux du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), créé en 1993, mais également ceux du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), créé en 1994[18].

En effet, le TPIY et le TPIR ont développé dans leur jurisprudence l’idée que le viol en temps de guerre pouvait être un élément constitutif des crimes contre l’humanité et de génocide[19]. Dans certains cas, le TPIY a considéré que la violence sexuelle avait était mise au service du nettoyage ethnique puisqu’elle était organisée et encouragée à l’encontre de certaines communautés afin de les détruire, ne constituant plus de simples « bavures » de guerre[20]. À cela, le TPIR a ajouté l’idée que le viol pouvait être un acte constitutif d’un génocide dans l’affaire Jean-Paul Akayesu[21]. C’est d’ailleurs grâce à la mobilisation des féministes que les charges de « viol » avaient été ajoutées à l’acte d’accusation dans cette affaire[22]. Ainsi, avec les décisions des TPI, on ne parle plus du viol comme d’un simple « malheur de guerre », mais plutôt comme d’un crime et d’un outil stratégique de négation de l’ennemi[23].

Selon la sociologue Jane Freedman, ces décisions, toujours combinées au militantisme féministe, ont également influencé l’élaboration du Statut de Rome[24]. Alors que la première esquisse de 1994 ne contenait aucune référence au genre, Freedman en dénombre neuf dans la version finale de 1998[25]. De plus, la violence sexuelle y est clairement proscrite, à la fois en ce qui a trait au crime contre l’humanité et au crime de guerre [26]. Toutefois, Jane Freedman critique le « manque de pouvoir transformatif par rapport aux réalités des relations sociales de genre »[27] de ces éléments inclus dans le Statut de Rome. Elle ajoute que : « pour faciliter ou permettre la condamnation des crimes sexuels en temps de guerre, il a fallu établir une spécificité telle que ces jugements ne peuvent servir pour donner justice aux femmes en temps de paix. »[28]  Ainsi, si la jurisprudence des TPI a permis de judiciariser la criminalisation de l’utilisation de la violence sexuelle comme méthode de guerre, Freedman souligne la lacune principale de cette rhétorique : qu’en est-il des autres formes de violence sexuelle qui ne rentrent pas dans cette définition ?

La « violence sexuelle comme méthode de guerre » et la « violence sexuelle perpétrée en temps de guerre »

La « violence sexuelle comme méthode de guerre » et la « violence sexuelle perpétrée en temps de guerre » ne sont pas des synonymes, mais elles ont en commun d’être perpétrées en période de conflit armé. Plusieurs auteurs distinguent clairement les deux : d’un côté, il y a la violence sexuelle « classique » ou « ordinaire », où le contrevenant agit de sa propre initiative, et de l’autre, il y a la violence sexuelle « comme méthode de guerre », où le contrevenant agit suivant une initiative collective[29]. Contrairement à la violence sexuelle comme méthode de guerre, celle « ordinaire », même perpétrée en temps de guerre, constitue un crime de droit commun et non un crime de droit international[30]. Ainsi, les avancées mentionnées plus tôt en DIP ne s’appliquent pas à cette violence « ordinaire », étant plutôt réservées à la violence comme méthode de guerre. En opposition, Josse définit la « violence sexuelle comme méthode de guerre » comme poursuivant un objectif de destruction ou d’affaiblissement de l’ennemi, et constate qu’elle est généralement perpétrée de manière massive, répétée, collective, publique et brutale[31]. Pour Branche et Virgili, ce qui distingue clairement ces deux cas d’espèce, c’est leur « imaginaire » : la violence sexuelle comme méthode de guerre est « une menace pour tous »[32]. En ce sens, ils rejoignent Véronique Nahoum-Grappe et Evelyne Josse, qui évoquent dans leurs études respectives le caractère destructeur de cette utilisation de la violence sexuelle, Nahoum-Grappe ajoutant même que la violence sexuelle comme méthode de guerre possèderait une efficacité destructrice que la violence « ordinaire » commise en temps de guerre n’aurait pas[33].

Mais cette distinction est-elle réellement judicieuse? Après tout, quelles que soient les motivations derrière l’utilisation de la violence sexuelle, celle-ci sera destructrice pour celles qui la subissent en premier plan[34]. Si cette distinction fut indispensable pour permettre la criminalisation de la violence sexuelle comme méthode de guerre en droit international, elle doit s’effacer lorsque l’on cherche à réfléchir aux racines de la violence sexuelle commise en période de conflit armé. En effet, selon Carolina Vergel Tovar, ces deux formes de violence sexuelle commises en période de conflit armé partagent une signification commune : celle d’être une actualisation de la domination masculine[35]. Par conséquent, il est important de penser ces deux formes de violence ensemble, comme ayant des racines communes qui dépassent la présence ou non d’objectifs guerriers. Dans ces deux cas d’espèce, l’utilisation de la violence sexuelle constitue une expression de la violence basée sur le genre[36]. Pour les comprendre, il faut donc également s’intéresser à la violence sexuelle commise en temps de paix. Comme l’écrivait Vergel Tovar, « [l]a guerre offre ainsi un espace pour l’exacerbation des violences déjà enracinées dans une société et aussi, pour la défense d’un ordre sexuel déterminé. »[37] 

Ainsi, la violence sexuelle commise en temps de guerre, sans distinction, doit s’étudier au prisme des relations de genre, ce qui est possible en s’intéressant aussi à la violence sexuelle en temps de paix. Elle n’est « utile » et exacerbée en temps de guerre que parce qu’elle est permise et significative en temps de paix, et donc, elles sont intrinsèquement liées. En reprenant l’exemple mentionné plus tôt où l’on précisait que certaines femmes étaient visées par la violence sexuelle pour atteindre le mari, on peut se demander si ce serait le cas dans un contexte où la femme n’est pas considérée comme appartenant à son mari dans le quotidien.

Selon l’anthropologue Sally Engle Merry, la violence est façonnée par les significations culturelles qu’on lui donne et repose fondamentalement sur une construction sociale qui lui fournit à la fois son pouvoir et sa signification : c’est cette construction qui rend la violence acceptable ou non[38]. Il en va de même pour la violence basée sur le genre, dont la signification dépend de la relation de genre dans laquelle elle est imbriquée[39]. C’est cette relation qui explique et justifie l’utilisation de la violence. Ainsi, cette définition lie la compréhension de la violence non pas au sexe biologique des femmes, mais plutôt aux rapports sociaux de genre. Ces rapports, influencés par le contexte et la culture, sont mouvants et peuvent évoluer, contrairement à la notion statique de sexe[40]. Ces rapports sont également influencés par la compréhension qu’a chaque individu de son identité de genre, la violence pouvant ainsi devenir un moyen d’interprétation et d’affirmation du genre pour l’individu et face aux autres[41]. Comme l’écrivait Sandrine Masson : « [l]e viol dans la guerre est possible et significatif parce qu’en temps de “paix” l’intégrité et la liberté sexuelle des femmes ne sont pas respectées. La stratégie politico-militaire ne fait que se greffer là-dessus. »[42] Ainsi, une analyse sans distinction favoriserait une compréhension plus profonde des racines de cette violence sexuelle commise.

Une hiérarchisation de la violence entre la violence sexuelle « ordinaire » et « exceptionnelle »

Une autre préoccupation émerge lorsqu’on constate qu’en période de conflit armé, ce sont toutes les formes de violences qui augmentent, et pas seulement celles directement liées au conflit ou comme méthode de guerre[43]. Nahoum-Grappe concluait même, concernant la région du Kivu en RDC, que les progrès législatifs, tant internationaux que nationaux, liés à la rhétorique de « violence sexuelle comme méthode de guerre » n’ont pas freiné son utilisation[44]. En effet, le niveau de violence sexuelle semble inchangé dans le pays et l’impunité persiste[45]. Depuis 1996, plus d’une centaine de milliers de femmes aurait survécu à des violences sexuelles, dont plusieurs auraient été commises par des agents de la Mission de l’Organisation des Nations Unies en RDC entre 1999 et 2010[46]. Selon Médecins sans frontières, plus de la moitié des viols enregistrés sont commis par des civils, ce qui amène une énorme proportion de cas à ne pas correspondre à la définition de la violence sexuelle comme méthode de guerre[47]. La généralisation de la violence sexuelle à l’égard des femmes en RDC s’explique certainement par la persistance du conflit armé, mais dépasse largement le paradigme de la violence sexuelle comme méthode de guerre[48]. L’ampleur de la violence tend à démontrer que celle-ci ne découle pas uniquement de son utilisation stratégique.

D’une perspective de reconstruction post-conflit, cette distinction peut également être rapidement problématique puisque c’est justement la définition de l’identité de victime qui influence l’accès à la justice.

Le juriste Kevin Hearty s’est penché sur le processus d’identification d’une victime de violations massives des droits humains dans un contexte de justice transitionnelle et a distingué trois catégories de victimes : les victimes d’un assaillant précis, les victimes d’une violence précise et les victimes de circonstances précises[49]. En fonction des besoins et objectifs liés au processus de reconstruction post-conflit, ces trois catégories seront définies de façon étroite. Les professeures Alison Crosby et Briton Lykes ont observé, dans leur étude sur le processus de justice transitionnelle au Guatemala, ces processus d’identification étroits puisque les femmes étaient spécialement encouragées à parler d’une forme de violence précise, soit celle correspondant à la rhétorique de la violence sexuelle comme méthode de guerre[50]. Kimberly Theidon a constaté des processus similaires dans l’exemple de justice transitionnelle péruvienne, où l’accent était uniquement mis sur les récits de violence sexuelle commis en raison du contexte de conflit[51]. En se penchant sur la construction des récits par les groupes ayant vécu la violence, elle a observé un resserrement des rangs narratifs, c’est-à-dire que les récits des « victimes innocentes » de violence sexuelle par les forces armées ont été mis de l’avant alors que les récits sur la violence ordinaire ont été silenciés[52].

Dans le cas de la RDC, ce sont justement les circonstances dans lesquelles les violences sont commises qui distinguent les victimes qui seront « reconnues » de celles « non reconnues » : d’un côté, il y a la violence sexuelle stratégique, grave et destructrice, et de l’autre, celle ordinaire. Selon Sabine Masson : « [o]n aura d’un côté le viol massif, politique, militaire ou stratégique, dont on reconnaîtra, du moins formellement, qu’il est un crime contre l’humanité, et de l’autre, le viol “isolé”, le dérapage “normal”, commis sans calcul stratégique et militaire particulier. »[53] De ce fait, il existe un double discours concernant les violences sexuelles en période de conflits armés, dont la distinction repose uniquement sur le contexte spécifique du crime : « [l]e contexte sert donc à séparer les incidents de viol “ordinaires” de ceux qui sont considérés comme préoccupants pour la communauté internationale (traduction libre). »[54] Ainsi, les « victimes du quotidien » se heurtent à l’impunité interne et internationale, puisque l’on ne s’intéresse ici qu’aux violences en tant que méthode de guerre, puisque c’est cette forme de violence qui constitue une menace pour la sécurité et la paix internationale[55]. Le cas de la RDC est d’autant plus frappant qu’une étude menée auprès des militaires montrait que ceux-ci hiérarchisaient effectivement le viol[56]. Ils distinguaient d’un côté, ceux « méchants » qui sont liés à la folie guerrière, et de l’autre, ceux « par envie » qui appartiennent à la normalité du quotidien.

Une rhétorique qui fait obstacle à la reconstruction des femmes

Non pas sans conséquence, cette rhétorique pourrait obstruer la voie vers la reconstruction. En contexte post-conflit, les survivantes doivent tomber dans la catégorie adéquate de victime à l’issue de ce processus d’identification. À cet effet, Crosby et Lykes constataient d’ailleurs dans leur étude la prévalence de la rhétorique de la violence sexuelle comme méthode de guerre dans les différents exemples de justice transitionnelle dans le monde[57]. Cette étape est cruciale puisque seul le statut de victime permet d’espérer accéder à une certaine forme de justice et à des réparations symboliques ou économiques potentielles. D’ailleurs, afin d’expliquer le phénomène de resserrement des rangs narratifs mentionné plus tôt, Theidon avance l’idée que cette sélection des récits s’est effectuée justement en raison des attentes générées par le processus de justice transitionnelle du Pérou et l’impression que seules les victimes « parfaites » accéderont à cette justice[58]. Julissa Mantilla Falcon s’est aussi penché sur l’exemple du Pérou, qui a créé en 2004 une commission chargée des réparations dont l’objectif était de produire un registre des victimes[59]. Puisqu’à ce moment le Pérou avait une définition très restrictive de la violence sexuelle se limitant au viol, les femmes ayant vécu de l’esclavagisme sexuel, des grossesses forcées ou de la stérilisation forcée n’ont pu accéder à ces réparations[60].

Ce phénomène s’observe également en dehors du contexte de justice post-conflit. Dans son ethnographie effectuée en RDC, Véronique Moufflet documentait la nécessité pour les survivantes d’être identifiées comme de « bonnes » victimes pour accéder à certains soins[61]. Elle constatait que, faute de moyen, seules les victimes reconnues par les organisations locales pouvaient accéder aux soins et aux services des ONG telles Médecins du monde France[62]. Ces associations locales recommandent donc les victimes aux ONG, en les inscrivant au registre officiel de la société civile relatif aux violences sexuelles. Selon Moufflet, l’ensemble de ces organisations adoptait une distinction liée à la rhétorique de la violence sexuelle comme méthode de guerre[63]. Ainsi, que ce soit pour accéder à des soins ou à la justice, les survivantes de la violence sexuelle perpétrée en temps de guerre se heurtent aux spécificités trop étroites qu’exige cette rhétorique de violence sexuelle comme méthode de guerre, les relayant à un statut de victime de seconde zone. 

Conclusion

Tout de même, cette judiciarisation de la rhétorique de la violence sexuelle comme méthode de guerre, découlant des tribunaux pénaux internationaux, demeure une avancée féministe importante puisqu’elle permet d’envisager l’utilisation de la violence sexuelle contre les femmes comme un crime contre l’humanité, de guerre ou de génocide. Toutefois, ces définitions sont contraignantes, ce qui conduit à exclure de nombreuses expériences de violence de cette rhétorique. Comme l’écrivait Jane Freedman :

Les définitions des violences sexuelles en droit pénal international demandent toujours que le viol soit lié à un contexte spécifique : au conflit armé pour que cela soit un crime de guerre, commis comme élément d’une attaque systématique contre une population civile pour que cela soit un crime contre l’humanité, ou une tentative de destruction d’un groupe ethnique ou religieux pour que cela soit considéré comme un viol génocidaire. Ce type de distinction et de spécification, s’il paraît nécessaire pour le droit international, renforce cependant une division injustifiée entre les expériences des violences des femmes en temps de guerre et en temps de paix[64].

Ainsi, il faut chercher à prévenir la hiérarchisation des violences entre simples bavures et crimes politiques, en reconnaissant l’ensemble des violences sexuelles commises durant les conflits armés et en s’intéressant à celles commises en temps de paix[65]. Les femmes sont constamment confrontées à la violence, ainsi qu’à la peur qui en découle en temps de paix, alors que ces craintes sont décuplées en temps de guerre[66]. Inévitablement, c’est la banalisation de la violence sexuelle en temps de guerre qui a mené à sa systématisation et qui lui a conféré son pouvoir politique. Il est nécessaire d’admettre que la violence sexuelle a toujours fait partie de la guerre et qu’elle est pratiquée par toutes les parties, non pas uniquement pour atteindre l’ennemi, mais également en raison de la relation de genre dans laquelle elle est imbriquée : « [l]a relation entre le viol en temps de paix et le viol en temps de guerre est […] ce que l’antisémitisme est à l’holocauste »[67]. Pour comprendre cette relation de genre, il faut s’intéresser à la violence sexuelle à l’égard des femmes commise en temps de paix, afin d’en retracer les origines, puisque le contexte de conflit armé ne fait qu’exacerber des tensions déjà bien enracinées dans la société[68]. Malheureusement, ce constat met en lumière les limites du DIP du point de vue des survivantes de la violence sexuelle. Bien sûr, la responsabilité pénale et la reconnaissance des crimes sont essentielles à la reconstruction post-conflit. Toutefois, elles sont largement insuffisantes pour permettre la reconstruction individuelle des survivantes. Cela nous amène à tourner notre regard vers la justice transitionnelle, et notamment les commissions de vérité et de réconciliation, qui semble, a priori, plus appropriée pour entendre ces questions.    

 

 

[1] Nous sommes conscientes que les hommes peuvent également être victimes de violence et que ce ne sont pas tous les hommes qui en font l’usage. Toutefois, la violence sexuelle dans les conflits armés affecte les femmes d’une manière absolument disproportionnée, ce qui justifie notre choix ici de parler exclusivement des femmes ou de celles qui s’identifient comme telles ; Karima Guenivet, Violences sexuelles : la nouvelle arme de guerre, Paris, Michalon, 2001 à la p 11 ; ONU Femmes, Fiche no.5 - Les femmes dans les conflits armés, (9 juin 2000).

[2] La violence sexuelle constitue également une manifestation de la violence basée sur le genre. ; Organisation des Nations Unies & Département des affaires économiques et sociales, Manuel de législation sur la violence à l’égard des femmes, New York, Nations Unies, 2010.

[3] Selon Rubuye Mer et Flicourt, la violence sexuelle englobe « le viol, l’esclavage sexuel, la prostitution forcée, les grossesses forcées, la stérilisation forcée et toute autre forme de violence sexuelle de gravité comparable. […] Sont à̀ considérer comme violences sexuelles également : les mariages et les grossesses imposés par la force, l’esclavage sexuel imposé aux jeunes filles, aux enfants soldats et aux fillettes chargées des tâches domestiques des belligérants, la prostitution forcée ou l’esclavage sexuel imposés aux femmes enlevées et séquestrées comme butin de guerre, l’ablation des organes génitaux ou leur destruction » (S Rubuye Mer & N Flicourt, « Femmes victimes des violences sexuelles dans les conflits armés en République Démocratique du Congo » (2015) 24:3 Sexologies 114‑121 à la p 115-116).

[4] Véronique Nahoum-Grappe, « Violences sexuelles en temps de guerre » (2011) 2:17 Armée Terre 123‑138 à la p 129; Carolina Vergel Tovar, « La violence sexuelle dans le conflit armé colombien: de la dénonciation au recours à la justice » (2012) 2:84 Problèmes Am Lat 41‑59 à la p 42.

[5] ONU Femmes, Déclaration et Programme d’action de Beijing, New York, Organisation des Nations Unies, 1995 §112.

[6] Tanella Boni, Que vivent les femmes d’Afrique, Paris, Karthala, 2011 à la p 10.

[7] Guenivet, supra note 1.

[8] Ibid à la p 29 ; Innocent Biruka, La protection de la femme et de l’enfant dans les conflits armés en Afrique, traduit par Pacéré Titinga, Études africaines, Paris, Harmattan, 2006 à la p 26 ; Agnès Callamard et al, Enquêter sur les violations des droits des femmes dans les conflits armés, Montréal, Droits et Démocratie, 2001 à la p 11.

[9] Julienne Lusenge, La justice congolaise en matière de crimes de violences sexuelles, Montréal, Canada, 2015 

[10] Il est important de noter que nous ne considérons pas que certaines sociétés sont plus violentes que d’autres à l’égard des femmes. En effet, nous observons des violences basées sur le genre dans toutes les sociétés, qui s’expriment de manières différentes. Ainsi, si nous faisons référence à certaines pratiques culturelles précises dans ce texte, c’est en raison du contexte de l’étude, qui se penche sur les conflits armés actuels, et notamment celui en République Démocratique du Congo ; Ibid ; Nahoum-Grappe, supra note 4 à la p 136.

[11] Evelyne Josse, « Les violences sexuelles dans les contextes de conflit et de post-conflit » (2015) 58:3 J Médecine Légale (Série B: Conflits, catastrophes et situations humanitaires) 205‑212 à la p 208; Nahoum-Grappe, supra note 4 à la p 129; Rubuye Mer et Flicourt, supra note 3 à la p 116; Raphaëlle Branche & Fabrice Virgili, dir, Viols en temps de guerre, Paris, Payot, 2011 à la p 11.

[12] Josse, supra note 11 à la p 208.

[14] Branche & Virgili, supra note 11 à la p 9; Nahoum-Grappe, supra note 4 à la p 125; Jane Freedman, « Genre, justice et droit pénal international » (2014) 2:57 Cah Genre 39‑54 à la p 42 ; Véronique Moufflet, « Le paradigme du viol comme arme de guerre à l’Est de la République démocratique du Congo » (2008) 227:3 Afr Contemp 119‑133 à la p 122.

[15] Les femmes et la paix et la sécurité, Rés CS 1820, Doc off CS NU, 5916e sess, Doc NU S/RES/1820 (2008) §1.  

[16] Branche & Virgili, supra note 11 à la p 9.

[17] Ibid; Sabine Masson, « Le viol en temps de guerre: crime ou bavure? Avancées et résistances de la condamnation du viol contre les femmes » (1999) 20:3 Nouv Quest Féministes 63‑80 à la p 64; Freedman, supra note 14 à la p 42.

[18] Rés CS 827, Doc off CS NU, 3217e sess, Doc NU S/RES/827 (1993); Situation concernant le Rwanda (création tribunal international), Rés CS 955, Doc off CS NU, 3453e sess, Doc NU S/RES/955 (1994). Il est important de noter que l’utilisation de la violence sexuelle durant les conflits armés était déjà proscrite en droit international humanitaire (DIH) avant les travaux des TPI. Selon Branche et Virgili, cette interdiction est sans équivoque : s’il est possible de tuer sous certaines conditions durant un conflit, ce n’est jamais possible de violer (Branche & Virgili, supra note 11 à la p 13). Toutefois, de nombreux auteurs ont dénoncé les lacunes du DIH en matière de violence sexuelle (Voir notamment Judith Gail Gardam & Michelle J Jarvis, Women, armed conflict, and international law, The Hague ; Boston, Kluwer Law International, 2001 ; Callamard supra note 8). Par exemple, aucune disposition, ni même l’article 3 commun aux quatre Conventions ne mentionnent explicitement la violence sexuelle en tant qu’infraction grave.  De plus, l’ensemble des Conventions parle du viol en termes d’atteinte à la dignité et à l’honneur, contrairement à la rhétorique d’atteinte à l’intégrité physique des cas de torture. À titre d’exemple, la quatrième Convention de Genève stipule que « [l]es femmes seront spécialement protégées contre toute atteinte à leur honneur, et notamment contre le viol, la contrainte à la prostitution et tout attentat à leur pudeur (§27(2)). » Ainsi, si une protection sexospécifique est existante, elle est, selon plusieurs, très lacunaire.

[19] Branche & Virgili, supra note 11 à la p 14.

[20] UNESCO, « Le viol comme arme de guerre: Rapport de l’Unesco » (2008) 64:1 Conflu Méditerranée 99 à la p 100.

[21] Ibid; Fatoumata Diarra, « Guerres, femmes et droit: les crimes de guerre, crimes d’agression, crimes de génocide et crimes contre l’humanité » dans Chile Eboe-Osuji, dir, Prot Humanity, Leiden, Brill Nijhoff, 2010 119 à la p 128 ; TPIY, Le Procureur c. Jean-Paul Akayesu, Affaire No. ICTR-96-4-T, Jugement, 2 septembre 1998.

[22] Freedman, supra note 14 à la p 42.

[23] « Le viol comme arme de guerre » supra note 20 à la p 102.

[24] Freedman, supra note 14 à la p 42.

[25] D’abord, la définition du crime contre l’humanité prévoit l’interdiction de persécuter un groupe identifiable pour des motifs d’ordre « sexiste » et reconnait les grossesses forcées (article 7 (Crime contre l’humanité) §1) h) et f)); ensuite, il est mentionné l’obligation de la Cour d’appliquer et d’interpréter les sources de droit de manière à être compatible avec les droits humains reconnus par la communauté internationale, et ce sans discrimination basée sur le sexe (article 21 (Droit applicable) §3)); de plus, le Statut prévoit le principe de représentation équitable des juges entre les hommes et les femmes (article 36 (Qualifications, candidature et élections des juges) § 8) a) iii)) également, le Procureur a l’obligation de nommer des conseillers spécialisés dans les violences à motivations sexistes lorsque nécessaire (article 42 (Bureau du Procureur)  §9)); de même, le Procureur a le devoir de prendre en compte les intérêts et la situation des victimes, et notamment leur sexe ou encore la nature du crime lorsque les violences sont à caractère sexiste (article 54 (Devoirs et pouvoirs du Procureur en matière d’enquêtes) §1) b)); finalement, dans ce même ordre d’idée, la Cour a l’obligation de prendre des mesures pour protéger les victimes et les témoins et de prendre en compte leur sexe et la nature du crime lorsque les violences sont à caractère sexiste dans la mise en œuvre de cette protection (article 68 (Protection et participation au procès des victimes et des témoins) §1)): Statut de Rome de la Cour pénale internationale, 17 juillet 1998, 2187 RTNU 3 (entrée en vigueur : 1 juillet 2002).

[26] Ibid à l’article 7 (Crime contre l’humanité) §1) g) et l’article 8 (Crime de guerre) §2) b) xxii).

[27] Freedman, supra note 14 à la p 43.

[28] Ibid.

[29] Cette distinction est celle de Véronique Nahoum-Grappe, mais des distinctions similaires sont supportées par de nombreux auteurs écrivant sur cette question. Nous avons également choisi d’adopter la proposition d’Evelyne Josse quant à la pertinence de parler de « méthode de guerre » plutôt que d’« arme de guerre », puisque cela permet un éventail plus large de stratégies et d’objectifs derrière cette utilisation que de seulement chercher à infliger une blessure ou la mort ; Nahoum-Grappe, supra note 4 à la p 126; Josse, supra note 11 à la p 210; Branche & Virgili, supra note 11 à la p 17.

[30] Branche & Virgili, supra note 11 à la p 14.

[31] Ibid.

[32] Ibid à la p 17.

[33] Nahoum-Grappe, supra note 4 à la p 127; Josse, supra note 11 à la p 209.

[34] Branche & Virgili, supra note 11 à la p 11; Rubuye Mer & Flicourt, supra note 3 à la p 116.

[35] Vergel Tovar, supra note 4 à la p 51.

[36] Ibid à la p 42; Nahoum-Grappe, supra note 4 à la p 129.

[37] Vergel Tovar, supra note 4 à la p 51.

[38] Sally Engle Merry, Gender violence: a cultural perspective, Introductions to engaged anthropology, Malden, MA ; Oxford, Wiley-Blackwell Pub, 2009 à la p 5.

[39] Ibid à la p 3.

[40] Irma Julienne Angue Medoux, Ariane Djossou & Aïssata Soumana Kindo, Plaidoyer pour l’égalité des femmes - La parité du jugement, Paris, Harmattan, 2011 à la p 81.

[41] Merry, supra note 46 à la p 11.

[42] Masson, supra note 17 à la p 77.

[43] Nahoum-Grappe, supra note 4 à la p 125.

[44] Ibid à la p 136.

[45] Moufflet, supra note 14 à la p 119 ; Lasalle, supra note 13.

[46] Moufflet, supra note 14 à la p 121.

[47] Ibid à la p 128.

[48] Ibid à la p 128.

[49] Kevin Hearty, « ‘Victims of’ human rights abuses in transitional justice: hierarchies, perpetrators and the struggle for peace » (2018) 22:7 Int J Hum Rights 888‑909 à la p 889.

[50] Alison Crosby & M Brinton Lykes, « Mayan Women Survivors Speak: The Gendered Relations of Truth Telling in Postwar Guatemala » (2011) 5:3 Int J Transitional Justice 456‑476 à la p 462.

[51] Kimberly Theidon, « Gender in Transition: Common Sense, Women, and War » (2007) 6:4 J Hum Rights 453‑478 à la p 458.

[52] Ibid à la p 459.

[53] Masson, supra note 17 à la p 66.

[54] Maria Eriksson, Defining rape: emerging obligations for states under international law?, Raoul Wallenberg Institute human rights library ; v 38, Boston, Martinus Nijhoff Publishers, 2011 à la p 123.

[55] Masson, supra note 17 à la p 73.

[56] Maria Eriksson Baaz & Maria Stern, La complexité de la violence: analyse critique des violences sexuelles en République Démocratique du Congo (RDC), Policy dialogue (The Nordic Africa Institute) no. 5, Uppsala, Nordiska Afrikainstitutet, 2011 à la p 36.

[57] Crosby & Lykes, supra note 62 à la p 463.

[58] Ibid à la p 460.

[59] Julissa Mantilla Falcon, « The Peruvian case. Gender and transitional justice » dans Lisa Yarwood, dir, Women Transitional Justice Exp Women Particip, London, Routledge, 2013 184 à la p 193.

[60] Ibid à la p 194.

[61] Moufflet, supra note 14 à la p 127.

[62] Ibid à la p 124.

[63] Ibid à la p 125.

[64] Freedman, supra note 14 à la p 51.

[65] Masson, supra note 17 à la p 74.

[66] Guenivet, supra note 1 à la p 10.

[67] Ibid à la p 12.

[68] Vergel Tovar, supra note 4 à la p 51.

Justine Monette-Tremblay

Justine Monette-Tremblay est étudiante au doctorat à la Faculté de droit, Section de droit civil de l’Université d’Ottawa. Ses intérêts de recherche concernent l’expérience des femmes durant les conflits armés et leur implication dans le processus de justice transitionnelle, dans une perspective féministe et décoloniale. Ses recherches actuelles portent sur les commissions de vérité et de réconciliation comme espace où les survivantes de la violence peuvent s’exprimer sur le conflit, afin de passer de victimes à actrices politiques. Justine détient un Master en droit des libertés (LLM) de l’Université Grenoble Alpes en France. Justine détient également un Diplôme d’études supérieures spécialisées en études internationales (DESS), spécialisé en l’étude des conflits, de la culture et de la paix de l’Université de Montréal. Finalement, Justine détient un Baccalauréat en relations internationales et droit international (B.A) de l’Université du Québec à Montréal où elle a été impliquée dans différentes activités de défense des droits humains. Justine est assistante de recherche et adjointe à la rédaction à la Revue Canadienne Droit et Société. Elle a été professeure à temps partiel à l’Institut d’études féministes et de genre et est membre du Centre de recherche et d’enseignement sur les droits de la personne de l’Université d’Ottawa.

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