La réconciliation nationale en Côte d’ivoire : un travail de Sisyphe ? (Première partie)

Bien partie pour être considérée comme la Suisse de l’Afrique à une époque où l’Afrique noire était, semble-t-il, mal partie[1], la Côte d’Ivoire a pendant longtemps fait figure d’exception en raison de son incontestable stabilité politique et de sa remarquable croissance économique qui ont suivi, plus de deux décennies durant, son accession à la souveraineté. Ainsi, tandis que pullulaient dans une Afrique post-indépendance des conflits armés tous azimuts, la Côte d’Ivoire renvoyait l’image d’une île de stabilité perdue dans un océan d’instabilité, si bien qu’il était, fût-ce un temps, largement admis que la Côte d’Ivoire était « un pays béni de Dieu ».[2] Malheureusement, à la fin des années 1990, la paix que le père fondateur, Felix Houphouët Boigny, s’était égosillé à promouvoir au point d’en faire une doctrine nationale voire internationale[3], est subrepticement passée du stade d’acquis quasi-immanent à une sorte de défi permanent. Ainsi, depuis lors, l’histoire socio-politique de la Côte d’Ivoire pourrait se résumer en une incessante dialectique de la paix consistant en des flux centripètes et des reflux centrifuges. A l’évidence, ces mouvements semblent s’inscrire dans une série de cycles décennaux culminant avec le déclenchement, à l’occasion d’élections présidentielles, de crises post-électorales répétitives. Ainsi, en a-t-il été de la première crise post-électorale d’octobre 2000 (officiellement 303 morts) ainsi que de la profonde crise post-électorale de 2010 (officiellement 3000 morts), et enfin de la dernière crise post-électorale de 2020 (officiellement 85 morts). Entre chaque période transitoire, la Côte d’Ivoire aura su faire parler sa fibre pacifiste par la mise en place de mécanismes visant à faire face aux exactions massives commises en vue d’établir les responsabilités et de rendre la justice aux victimes, avec en filigrane, l’enjeu de poser les jalons d’une réconciliation nationale.

Définie comme un processus d’acceptation et de déculpabilisation d’une nation après un épisode honteux de son histoire récente, en vue de permettre aux victimes et aux auteurs d’exactions à se sentir à nouveau membre d’une même entité homogène[4], la réconciliation nationale continûment été au centre de l’action gouvernementale des différents régimes successifs. Ainsi, l’ancien Président, Laurent avait créé le Forum de réconciliation nationale (octobre 2001) dont l’objectif était de mettre un terme aux tensions politiques nées du coup d’Etat militaire de 1999 et qui avaient atteint leur paroxysme à l’occasion des élections présidentielles de 2000. Bien que la quasi-totalité des recommandations formulées par le directoire de ce Forum fut approuvée par l’ensemble des participants, celui-ci avait accouché d’une souris puisque n’ayant pu empêcher la survenance d’une tentative de coup d’Etat militaire, le 19 septembre 2002, muée par la suite en rébellion armée jusqu’à l’organisation des élections présidentielles d’octobre 2010. Tirant les leçons de cette infructueuse expérience et profondément résolu à écrire avec ses compatriotes une nouvelle histoire de la réconciliation nationale avec ses concitoyens, le Président de la République, Alassane Ouattara, fit le choix de mettre en place, dès le début de l’exercice de l’effectivité de son pouvoir,  un processus de justice transitionnelle aussi original qu’inédit fondé sur un diptyque à savoir la mise en place d’un Commission Dialogue, Vérité et Réconciliation (CDVR), inspirée du modèle sud-africain et le renforcement de la coopération avec la Cour pénale internationale (CPI).

Cependant, l’annonce récente de la création d’un ministère de la réconciliation nationale[5] ne manque de relancer le sempiternel débat sur le processus de réconciliation nationale, laquelle cache difficilement le camouflet qui a caractérisé ce processus, entamé depuis 2011. Un constat qui donne manifestement à croire que la réconciliation nationale en Côte d’Ivoire ne serait rien d’autre que celle d’un éternel recommencement, à l’instar du travail incroyablement ardu, désespérément stérile et perpétuellement renouvelé de Sisyphe[6]. En attendant la présentation officielle de la stratégie du nouveau ministre de la réconciliation nationale, Kouadio Konan Bertin ainsi que des résultats éventuels, jetons un regard rétrospectif sur les manquements du précédent processus de réconciliation nationale, lequel avait pourtant suscité tant d’espoir au sein des nombreuses victimes ivoiriennes de la crise post-électorale de 2010-2011. Somme toute, l’objectivité voire la lucidité que requiert l’analyse d’une telle problématique ont révélé que ce processus aura finalement brillé par son obscurité, tant le droit à la vérité des victimes de la crise post-électorale, encore en suspens, s’est accommodé non seulement d’un droit à la justice toujours en demi-teinte mais également d’un droit à la réparation dans le cadre duquel celles-ci naviguent entre pertes et profits.

Le droit des victimes à la vérité, un droit encore en suspens

 Le droit à la vérité traduit la volonté pour chaque peuple, lato sensu, ainsi que pour chaque victime, stricto sensu, de connaître la vérité sur les évènements passés relatifs à la commission de violations flagrantes, massives et systématiques des droits humains, sur les circonstances spécifiques qui les ont entourés, les individus qui y ont participé de même que sur les raisons qui les ont motivés. En effet, en tant cheville ouvrière dans la dynamique de recherche de la vérité, il y a naturellement lieu de se satisfaire de l’institutionnalisation d’une Commission Dialogue, Vérité et Réconciliation (CDVR).

Créée par l’ordonnance 2011-167 du 13 juillet 2011, la CDVR était une autorité administrative indépendante dotée d’un mandat extrêmement large consistant, à entre autres à, élaborer une typologie appropriée des violations des droits humains ; identifier et faire des propositions pour la réalisation des actions de nature à renforcer la cohésion sociale et l’unité nationale ; et à contribuer à l’émergence d’une conscience nationale et à l’adhésion de tous au primat de l’intérêt général.[7] Initialement prévue pour deux ans, la durée de son mandat a été prolongée par l’ordonnance 2014-32 du 03 février 2014 relative à la poursuite des missions de la CDVR notamment celles de rechercher la vérité et situer les responsabilités sur les évènements socio-politiques nationaux passés et présents ; entendre les victimes, les auteurs et les témoins au cours de séances publiques ; proposer au gouvernement les réparations et les moyens de toute nature susceptible de contribuer à guérir les traumatismes subis par les victimes.[8]  Ce travail de la CDVR a permis une meilleure compréhension des causes non seulement ponctuelles mais également structurelles de la crise de 2011. Mieux, les auditons et enquêtes menées par la commission spécialisée en charge des enquêtes et des auditions de la CDVR ont pu mettre en lumière des cas emblématiques, longtemps passés sous silence, de violations massives des droits humains survenus en 2000 (Charnier de Yopougon) et 2012 (massacre du camp de Nahibly). Toutefois, ce satisfecit lié à l’institutionnalisation de la CDVR ne saurait s’appliquer aux résultats obtenus par celle-ci.

Les insuffisances de la CDVR ont été facilitées par le caractère discutable aussi bien du timing de sa création que de la procédure de désignation de son président, Charles Konan Banny. Selon Pierre Hazan[9], le moment de la création d’une Commission Vérité et Réconciliation est formidablement important. Elle ne doit être créée ni prématurément, car elle pourrait s’avérer contre-productive, ni trop tardivement au risque de n’avoir qu’un rôle marginal à jouer. Contrairement à la seconde, la première situation est plutôt symptomatique de celle de la CDVR en ce que l’annonce de sa création fut faite, dès avril 2011, sans même qu’elle n’ait été précédée d’une véritable consultation citoyenne sur la nature de la CDVR, son mandat, la légitimité de son Président de même que les modalités de réparation (la question de l’amnistie par exemple). L’une des conséquences majeures de cet écueil aura été de provoquer un manque d’adhésion chez une frange importante de victimes qui la percevaient comme étant illégitime et donc aucunement représentative de leurs besoins et attentes.

Le droit des victimes à la justice, un droit toujours en demi-teinte

 Quant au droit à la justice, il renvoie à l’obligation à la charge de tout Etat de poursuivre les auteurs supposés coupables de violations des droits humains. Dans le contexte ivoirien où ce droit fut mis en œuvre, la volonté affichée par les autorités ivoiriennes a tranché avec la nature monocolore des poursuites judiciaires engagées jusqu’ici. Pourtant, Alassane Ouattara, avait décidé de faire du droit à la justice l’épine dorsale de son action à l’effet de tourner la page de la sombre décennie d’impunité en Côte d’Ivoire (2000-2010). A cette fin, le gouvernement ivoirien, sous son impulsion, prit d’importants engagements. Au nombre de ceux-ci, il convient de relever d’une part le renforcement de la coopération avec la CPI et la mise en place d’une Cellule spéciale d’enquête (CSE). En ce qui concerne le renforcement de la coopération avec la CPI, rappelons de manière cursive que la Côte d’Ivoire a ratifié le Statut de Rome le 15 février 2013 après avoir préalablement accepté la compétence de la CPI, laquelle fut confirmée les 14 décembre 2010 et 3 mai 2011 par le Président Alassane Ouattara.Le 03 Octobre 2011, la Chambre préliminaire III avait autorisé le Procureur à ouvrir, proprio motu, une enquête sur la situation de la Côte d’Ivoire relativement aux crimes relevant de la compétence de la CPI commis depuis le 28 novembre 2010. Dans la foulée, le Bureau du Procureur obtint de ces autorités le transfèrement de Gbagbo et Blé Goudé, respectivement le 30 novembre 2011 et le 22 mars 2014. Parallèlement à cette démarche susvisée, le gouvernement ivoirien a créé, le 24 juin 2011, une Cellule spéciale d’enquête (CSE) chargée d’instruire les crimes commis pendant la crise. Il ressort de ce qui précède que le gouvernement ivoirien, aussi bien par sa coopération avec la CPI que par la mise en place d’une CSE, a traduit sa ferme volonté d’enquêter sur tous les crimes graves commis pendant la crise post-électorale et de traduire en justice leurs auteurs sans exception aucune. Cependant, près de 10 ans après, c’est un truisme de dire le droit à la justice en Côte d’Ivoire a été mis en œuvre de manière séquentielle tant au niveau international que national. Au niveau international, sur les trois affaires portées devant la CPI, il y a lieu de faire remarquer qu’elles n’ont visé, pour le moment, que des membres de l’ancien camp présidentiel notamment Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé jugés pour meurtre, viol persécution et autres actes inhumains, constitutifs de crimes contre l’humanité, perpétrés dans le cadre des violences post-électorales.

En outre, dans le cadre des procédures pénates nationales, aucun membre des forces pro-Ouattara n’a été poursuivi ou jugé et ce, nonobstant la confirmation par la quasi-totalité des rapports aussi bien des structures officielles de recherche de la vérité[10] que des ONG (locales et internationales)[11] de crimes graves commis par les forces pro-Ouattara. Sur la base de ce constat, il est indéniable que, l’impression générale qui s’en dégage est celle d’un sentiment d’impunité et d’un déni de justice toujours prégnant au sein des différentes communautés affectées. (cliquez ici pour lire la suite)

 

 

[1] En référence à l’ouvrage de René DUMONT, L’Afrique noire est mal partie, Le Seuil, Paris, 320 p.

[2] Cette expression laissait croire que la Côte d’Ivoire était entièrement préservée et fatalement épargnée du fléau de la guerre et des profondes tensions socio-politiques, contrairement aux autres Etats de la sous-région à cette époque-là.

[3] Outre certaines de ses citations-références en Côte d’Ivoire au nombre desquelles « La paix n’est pas un vain mot mais un comportement » ou « Nous n’avons qu’un seul objet de haine : la guerre, qu’une seule obsession : la paix, la paix dans les cœurs, la paix sociale, la paix entre les nations » Félix Houphouët BOIGNY est l’éponyme du prix de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) pour la recherche de la paix.

[4] Définition Larousse.

[5] L’annonce de la création d’un ministère de la réconciliation nationale a été faite à l’occasion de la cérémonie solennelle de sa prestation de serment le 14 décembre 2020.

[6] Sisyphe est un personnage de la mythologie grecque qui avait provoqué la colère des dieux de l’Olympe et avait été condamné par ces derniers en guise de châtiment, à grimper au sommet d’une montagne en roulant un énorme rocher, d’où il retombait sans cesse.

[7] Article 5 de l’ordonnance 2011-167 du 13 juillet 2011 portant création,  attributions, organisation et fonctionnement de la CDVR.

[8] Article 1 de l’ordonnance 2014-32 du 03 février 2014 relative à la poursuite des missions de la CDVR.

[10] Voy. Rapport de la Commission nationale d’enquête de 2012.

[11] En guise d’illustration, nous pouvons citer les rapports de Actions pour la protection des droits de l’homme (APDH), « Sous vos yeux, on nous tue impunément à Duékoué», juillet 2012, 17 p ; APDH, « ça n’a duré qu’une nuit et pourtant », 2011 ; FIDH, « Côte d’Ivoire/Attaque du camp de Nahibly : une occasion de rendre de justice », Juillet 2013 ; Conseil des droits de l’homme, Rapport de la Commission d’enquête internationale indépendante sur la Côte d’Ivoire, 8 juin 2011.

Elisée Judicaël Tiehi

Elisée Judicaël Tiehi est doctorant-chercheur en droit international public au Centre Jean Bodin de l'Université d'Angers (France). Il fut auparavant stagiaire au Bureau du Procureur de la Cour pénale internationale et Visiting Professional au Fonds au profit des victimes. Sous la codirection de mesdames Caroline DUPARC et Annalisa CIAMPI, ses travaux de recherche portent sur "Les droits procéduraux devant la Cour pénale internationale : essai critique sur le régime de participation des victimes".

Précédent
Précédent

La réconciliation nationale en Côte d’ivoire : un travail de Sisyphe ? (Deuxième partie)

Suivant
Suivant

Interactions entre la CPI et les autres mécanismes du système de justice pénale internationale