La réconciliation nationale en Côte d’ivoire : un travail de Sisyphe ? (Deuxième partie)

Dans la première partie, l’auteur traite du droit des victimes à la vérité et à la justice en Côte d’Ivoire. Il s’intéresse plus particulièrement au contexte de la création de la Commission Dialogue, Vérité et Réconciliation et à l’impact de son travail, ainsi qu’à la mise en place de la Cellule spéciale d’enquête. Il conclut que malgré les efforts entrepris au niveau national, il existe “un sentiment d’impunité et d’un déni de justice toujours prégnant au sein des différentes communautés affectées”. Dans cette deuxième partie, l’auteur discute du droit à la réparation des victimes.

Le droit à la réparation, les victimes entre pertes et profits

 Outre ses fondements juridiques[1], le droit à la réparation revêt une double valeur éthique et stratégique. Si la première renvoie à la nécessité morale de répondre aux attentes des victimes de crimes de masse, la seconde parie sur les avantages sociaux de la reconstruction d’une société grâce au rétablissement de l’État de droit. Dans la situation ivoirienne, ce droit à la réparation a été marqué par une forme d’ambivalence. En effet, dix ans après la crise post-électorale de 2010, force est de remarquer que le droit des victimes ivoiriennes à la réparation a été amputé de sa dimension judiciaire. Au plan international, cette amputation se justifie par l’acquittement, prononcé d’abord oralement le 15 janvier 2019 et puis par écrit le 16 juillet 2019, par la Chambre de première instance I de la Cour pénale internationale (CPI) de Laurent Gbagbo et Blé Goudé ; un acquittement dont la conséquence principale fut d’annihiler les perspectives de réparation des victimes en raison de l’absence de condamnation pénale. De plus, à l’image des procédures judiciaires internationales, les procédures judiciaires nationales n’ont également pas été en mesure d’offrir une réparation effective aux victimes.

Cette neutralisation judiciaire du droit à la réparation tient pour l’essentiel à l’adoption d’une ordonnance d’amnistie n° 2018-669, adoptée le 6 août 2018, au profit des personnes poursuivies ou condamnées pour des infractions en lien avec la crise post-électorale de 2010 ou des infractions contre la sûreté de l’État commises après le 21 mai 2011, à l’exclusion des personnes en procès devant une juridiction pénale internationale, ainsi que de militaires et de membres de groupes armés.[2] A cet stade de notre analyse, il convient de relever que cette ordonnance d’amnistie, tout en ayant concouru à une décrispation de l’atmosphère socio-politique, a été caractérisée par une double illégalité. D’abord formelle, en ce qu’il semble universellement admis que l’acte d’amnistie, afin qu’elle soit davantage légitime, doit nécessairement procéder d’une loi votée par le parlement. Or, en l’espèce, cette amnistie fut prise par une ordonnance. Ensuite, substantielle, dans la mesure où cette ordonnance d’amnistie fait entorse à plusieurs traités internationaux relatifs aux droits humains auxquels la Côte d’Ivoire est partie et qui imposent aux États parties de poursuivre les infractions au droit international (des droits humains et pénal).

A rebours du volet judiciaire, les victimes ivoiriennes ont pu bénéficier de programmes d’assistance mis en œuvre par le gouvernement ivoirien. A cet effet, deux types de réparation furent appliqués.[3] L’indemnisation par le biais de la création d’un Fonds d’un montant de 15 millions d’euros « L’Opération Yako » et la réadaptation par le truchement d’une prise en charge médicale et psychologique. Bien que bénéfiques pour ces victimes, ces programmes ont été globalement exécutés sans véritablement tenir compte de la spécificité de certains crimes commis notamment ceux de violences sexuelles. De plus, la politique de réparation menée par les autorités ivoiriennes a été quelque peu ternie par une cacophonie institutionnelle qui a sapé son efficacité. Ainsi, de la CDVR à la Commission nationale pour la réconciliation et l’indemnisation des victimes (CONARIV) en passant par le Programme national de cohésion sociale (PNCS) sans oublier le Ministère de la Femme, de la protection de l’enfant et de la solidarité, l’on a assisté à une multiplication surprenante d’institutions ayant dispersé les moyens de l’Etat dans la prise en charge des victimes.

L’autre défaillance de ce programme d’assistance tient à la quasi-inexistence de réparations collectives alors qu’il n’a fait l’ombre d’aucun doute que la société ivoirienne dans son ensemble a été lourdement éprouvée durant la crise post-électorale de 2010. Certes, l’institutionnalisation d’une journée nationale du pardon et du souvenir, célébrée le 16 décembre de chaque année[4], s’inscrit dans cette voie. Toutefois, à y regarder de plus près, cette date du 16 décembre 2010 fait référence à la journée de marche des partisans du candidat Alassane Ouattara, organisée devant le siège de la Radiodiffusion Télévision ivoirienne et qui fut violemment réprimée par les forces loyales à Laurent Gbagbo au plus fort de la crise post-électorale. Cette date, « non-consensuelle » et au choix duquel les victimes n’ont pas été pleinement associées, accentue la guerre mémorielle toujours vivace dans la société ivoirienne tout en compromettant dangereusement la construction, déjà herculéenne, d’une mémoire collective nationale qui puisse faire avancer et consolider le vivre-ensemble à l’ivoirienne.

 Conclusion

 Au lendemain des élections présidentielles d’octobre 2020, force est de reconnaître que le droit aux garanties de non-répétition, obligation qui impose aux Etats de veiller à ce que les victimes ne puissent à nouveau subir une violation de leurs droits, est encore loin d’être entièrement garanti. Il suffit simplement pour s’en convaincre de relever les scènes d’affrontements, à relent interethniques et d’une violence inouïe, qui ont émaillé la période électorale et post-électorale. Ainsi, dix ans après la profonde crise post-électorale de 2010, frustration, déception et désillusion demeurent toujours les sentiments les mieux partagés au sein des victimes et des communautés affectées. Parce qu’elle ne se décrète pas, la réconciliation nationale nécessite un investissement à la fois individuel que collectif de toutes les forces vives de la nation ivoirienne c’est-à-dire du responsable politique au citoyen lambda en passant par toute organisation de la société civile. C’est à ce prix qu’il sera effectivement mis fin au fatalisme des cycles itératifs de violences pré, électorales et post-électorales. L’échéance présidentielle de 2025 donnera-t-elle l’occasion à la Côte d’Ivoire, d’inscrire résolument la réconciliation nationale du bon côté de l’histoire ?

Rien n’est moins sûr ! En attendant, tâchons, en paraphrasant Albert Camus, d’imaginer la Côte d’Ivoire heureuse à l’instar de Sisyphe qui tire son bonheur plus dans l’accomplissement de la tâche qu’il entreprend que dans la signification voire dans l’absurdité de celle-ci.[5]

 

 

[1] En droit international pénal, le fondement juridique de la réparation est l’article 75 du Statut de Rome et les Règles 94 à 98 du Règlement de procédure et de preuve. Ce droit est également consacré dans de nombreux instruments juridiques. Il en est ainsi, entre autres, de la Déclaration universelle des droits de l’homme (article 8), du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (articles 2 § 3 et 9 § 5), de la Convention européenne des droits de l’homme (articles 5 § 5 et 13, de la Convention américaine des droits de l’homme (articles 7 § 6, 25 et 63), de la Charte africaine des droits de l’homme (article 7) de même que les résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies à savoir la Déclaration sur les principes de base de justice pour les victimes de crime et d’abus de pouvoir (1985) et les principes de base et lignes directrices sur le droit à un recours et à la réparation pour les violations du droit international des droits de l’homme et du droit international humanitaire (2006).

[2] Article 1 de l’ordonnance n° 2018-669 du 6 août 2018 portant amnistie.

[3] Lydie Kiki NEME, « Le droit international de la reconnaissance : le cas des victimes de guerre à la fin du conflit ivoirien », in Albane GESLIN et Emmanuelle JOUANNET (dir.), Le droit international de la reconnaissance, instrument de décolonisation et de refondation du droit international, Aix-en-Provence : Droit international, comparé et européen, 2018, p. 164.

[5] Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, Gallimard, Février 1985, p. 75.

Elisée Judicaël Tiehi

Elisée Judicaël Tiehi est doctorant-chercheur en droit international public au Centre Jean Bodin de l'Université d'Angers (France). Il fut auparavant stagiaire au Bureau du Procureur de la Cour pénale internationale et Visiting Professional au Fonds au profit des victimes. Sous la codirection de mesdames Caroline DUPARC et Annalisa CIAMPI, ses travaux de recherche portent sur "Les droits procéduraux devant la Cour pénale internationale : essai critique sur le régime de participation des victimes".

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