Cour pénale internationale : La pertinence et l’importance de la qualification des violences commises contre les migrants en crimes internationaux (Situation en Libye)

 

Le 17 janvier 2022, UpRights, Adala for All et StraLi ont déposé auprès du Procureur de la Cour pénale internationale (CPI), une Communication en vertu de l'article 15 du Statut de la CPI concernant des crimes commis contre des migrants dans des centres de détention en Libye. La Communication peut être intégralement consultée en ligne (en anglais)[1].

Cet article entend présenter les aspects innovants de la Communication déposée par UpRights, Adala for All et StraLi. Dans un premier temps, nous expliquerons l’importance du lien entre les abus commis contre les migrants en détention et le conflit qui permet de conclure à la compétence de la CPI et à l’existence de crimes de guerre. Dans un second temps, nous nous attarderons sur la possible responsabilité des autorités italiennes et maltaises pour ces crimes par l’assistance qu’ils ont fourni aux garde-côtes libyens qui redirigent les migrants interceptés en mer méditerranée vers la Libye.

Enfin et pour aller plus loin, nous présenterons les implications de l’affirmation du Procureur de la CPI lors de son récent compte rendu au Conseil de sécurité des Nations Unies, que les abus commis contre des migrants en Libye pourraient constituer des crimes internationaux relevant de la compétence de la Cour[2].   

Le lien entre les crimes commis contre les migrants en détention et le conflit: crimes de guerre et compétence

La Communication allègue que les violations commises contre les migrants dans les centres de détention du Département de lutte contre les migrations illégales (DLMI) entre 2017 et 2021 constituent des crimes de guerre en application de l'article 8(2)(c) et (e) du Statut de la CPI[3].

Depuis la révolution de 2011, la Libye est le théâtre d'affrontements entre des groupes armés et le conflit est qualifié de conflit armé ne présentant pas un caractère international par la CPI[4] et la Mission indépendante d'établissement des faits sur la Libye de l'ONU[5]. Depuis 2011, le pouvoir en Libye est marqué par l'absence d'un gouvernement opérationnel et la prolifération de groupes armés. Cette fragmentation a façonné l'industrie du trafic migratoire. Entre 2012 et 2017, les groupes armés ont utilisé leur position pour s'emparer progressivement de l'opération des centres de détention notamment ceux sous l'autorité symbolique du DLMI. À partir de 2017, sous pression croissante d'états européens pour endiguer les flux migratoires, ces mêmes groupes armés ont recentré leurs activités sur le contrôle des migrations, utilisant les centres de détention du DLMI pour empêcher les migrants de traverser la mer méditerranéenne[6].

La Communication examine en détails six centres de détention (Abu Salim, Tarik al-Matar, Tarik al-Sikka, Al-Mabani, Tajoura et Al Nasr) qui sont sous le contrôle effectif de groupes armés et ont reçu des milliers de migrants, dont une grande partie interceptée en mer par les gardes côtes libyens. Entre 2017 et 2021, les groupes armés qui contrôlent les six centres de détention susmentionnés ont soumis les migrants à de multiples atrocités. Les victimes ont été détenues dans des conditions inhumaines et beaucoup ont été exécutées et systématiquement maltraitées/torturées. Des cas de viol et d’esclavage sexuel ont été documentés. Enfin les groupes armés exigeaient régulièrement des migrants qu’ils paient des rançons pour être libérés[7].

Le lien entre ces crimes et le conflit est un aspect essentiel et novateur de la Communication. En effet, traditionnellement le lien de connexité de crimes de guerre est appliqué aux crimes commis contre des personnes civiles alignées avec les factions belligérantes ou des combattants hors de combat ou alors pendant les combats. Néanmoins, la définition juridique du lien de connexité pour les crimes de guerre est plus large que les situations auxquelles elle a été appliquée  jusqu'à présent et peut couvrir d’autres scénarios. Afin de répondre aux exigences du lien de connexité, le comportement d'un auteur ne doit pas nécessairement se dérouler au cœur des hostilités. Les crimes peuvent être temporellement et géographiquement éloignés des combats[8]. Un lien de cause à effet n'est pas exigé entre le conflit armé et la perpétration du crime. Il suffit que l'existence du conflit armé ait considérablement pesé sur la capacité ou l'intention de l'auteur du crime de le commettre[9].

En Libye, les migrants sont neutres vis-à-vis du conflit et ne sont pas associés aux factions. Par ailleurs  les crimes subis n'ont – dans la plupart des cas – pas de rapport avec les affrontements. Toutefois, la définition du lien de connexité de crimes de guerre est suffisamment flexible pour être établi en l’espèce comme le montre l'analyse approfondie des six centres de détention contenue dans la Communication[10].

Premièrement, les groupes armés qui contrôlent les centres de détention et sont responsables des crimes qui y ont eu lieu, ont participé au conflit. Ces groupes ont leurs quartiers généraux dans les mêmes locaux que les centres de détention ou exercent un contrôle militaire sur la zone où sont situés les centres. Sans ce contrôle, ils ne pourraient pas gérer les centres et commettre les crimes.

Deuxièmement, les hostilités ont permis à certains groupes armés d'établir et/ou de maintenir ce contrôle militaire sur des centres de détention. Concernant Al-Nasr par exemple, c’est après avoir combattu contre d’autres groupes armés en 2016-2017 que le groupe armé Shuhada al-Nasr a pu maintenir son contrôle sur le centre.

Troisièmement, les migrants ne participent pas directement aux hostilités, à l’exception des moments limités ou certaines victimes ont été contraintes de combattre.

Quatrièmement, les migrants ont parfois été contraints par les groupes armés d'effectuer des activités militaires et de participer aux hostilités démontrant que les crimes ont servi un but militaire.

La corrélation avec le conflit armé est également cruciale pour évaluer si les crimes allégués relèvent de la compétence de la CPI en vertu de la Résolution 1970 (2011) du Conseil de sécurité[11]. La résolution limite la compétence de la CPI aux crimes commis en Libye depuis le 15 février 2011. Par ailleurs, les juges dans l'affaire Al-Werfalli ont conclu que l'exercice de la compétence de la CPI se limitait aux crimes liés au conflit armé en Libye, identifiés comme étant ou correspondant avec la situation de crise faisant l'objet de la saisine[12]. Ce qui est intéressant ici, c'est que ce lien concernant la compétence fait écho au lien de connexité du crime de guerre. Ainsi, les considérations étayant le lien de connexité étayent également la compétence.

Potentielle responsabilité des autorités italiennes et maltaises

De multiples acteurs contribuent d’une manière ou d’une autre aux crimes commis contre les migrants dans les centres de détention du DLMI et en particulier: (i) les trafiquants et les passeurs facilitant le voyage des migrants vers la Libye; (ii) les groupes armés en charge des centres de détention de la DLMI qui sont directement responsables des abus; (iii) les garde-côtes libyens qui interceptent les migrants en mer et les transfèrent vers les centres de détention; et (iv) certains acteurs européens qui assistent les garde-côtes libyens à rediriger les migrants interceptés en mer méditerranée vers la Libye.

Sur ce dernier point, il a été largement documenté que des acteurs européens et notamment les autorités italiennes et maltaises ont contribué au renforcement de la capacité des gardes côtes libyens à intercepter les migrants en mer grâce à la fourniture de moyens, d'équipements, de maintenance et de formations[13]. La Communication déposée par UpRights, StraLi et Adala for All s'est appuyée sur l'article 25(3)(d)(ii) du Statut de la CPI pour alléguer que l’assistance des autorités italiennes et maltaises pourrait engagée des responsabilités pénales[14].

L'article 25(3)(d)(ii) du Statut de la CPI criminalise toute forme de contribution à la commission d'un crime par un groupe agissant de concert à un dessein criminel si l’auteur a connaissance de l'intention du groupe de commettre ce crime. Les exigences de l'article 25(3)(d) sont inférieures aux autres formes de responsabilité contenues dans cet article. Tout niveau/degré de contribution peut engager la responsabilité en vertu de cette disposition à condition d’être de nature à influencer sur la commission du crime[15]. L'accusé n’a pas à être membre du groupe et la contribution au crime n'a pas besoin d'être faite par les auteurs matériels eux-mêmes[16], c'est-à-dire, il n'est pas nécessaire d'établir un lien direct entre le comportement du complice et celui de l'auteur matériel[17]. Enfin, l'article 25(3)(d)(ii) n'exige pas l'intention de l’accusé de commettre le crime sous-jacent, mais la simple connaissance de l'intention du groupe de le commettre[18].

La Communication explique en détail comment  le soutien fourni par les autorités italiennes et maltaises a été un facteur crucial pour que les gardes côtes libyens opèrent en mer et redirigent les migrants vers les centres de détention où ils ont été victimes de crimes internationaux. Ce soutien a été fourni par les autorités italiennes et maltaises en connaissance de l'intention que possédaient les groupes armés à commettre ces crimes[19].

Les implications d’une reconnaissance de la qualification de crimes internationaux par le Procureur de la CPI

Le 28 avril 2022, lors de son compte rendu au Conseil de sécurité, le Procureur de la CPI a rapporté que les violations commises contre les migrants en Libye pourraient constituer des crimes contre l'humanité et des crimes de guerre relevant de la compétence de la Cour[20]. Cette conclusion reflète celle de la Communication qui est d’ailleurs mentionnée dans le rapport du Procureur[21]. Le Procureur n’avait encore jamais été aussi clair sur le fait que les violences commises contre les migrants pourraient constituer des crimes internationaux ni sur son intention de conduire une enquête pour ces faits.

La qualification de ces crimes en crimes internationaux a des implications pratiques. Elle fait sortir ces violences du cadre des droits de l’homme et de ses éventuelles limites en matière de compétence extraterritoriale pour les amener sur le terrain de la responsabilité individuelle. En engageant la responsabilité individuelle des auteurs plutôt que celle de l'État, le droit international pénal pourrait permettre une meilleure prise en compte de comportements commis au-delà des frontières nationales ou lorsqu’ils se produisent dans des États défaillants.

Par ailleurs si des crimes internationaux ont été commis, alors le raisonnement suivant lequel l’assistance des autorités italiennes et maltaises aux gardes côtes libyens pourrait engager des responsabilités criminelles peut s’appliquer à d’autres acteurs nationaux ou internationaux qui apportent un soutien similaire - même si cette assistance a eu lieu dans d'autres États que la Libye ou en haute mer. Dès lors toute assistance aux autorités libyennes en matière de migration  doit être attentivement étudiée car elle pourrait potentiellement être qualifiée de contribution aux crimes sur le fondement de l’article 25(3)(d)(ii).

Le Procureur de la CPI a indiqué vouloir poursuivre son enquête sur les crimes commis contre les migrants en Libye en coopération avec les autorités nationales[22]. Néanmoins cette possibilité de coopération avec la CPI ne doit pas être un moyen pour les Etats de contourner leurs responsabilité au regard de leur obligation d'enquêter et de punir les crimes internationaux.  Au contraire, en vertu du principe de complémentarité (article 17 du Statut de la CPI), l’absence de volonté ou l'incapacité des États à évaluer les responsabilités pertinentes pourrait conduire la CPI à considérer des affaires comme recevables et à ouvrir elle-même des enquêtes sur l’assistance aux autorités libyennes en matière de migration.

En conséquence, l’affirmation du Procureur selon laquelle les migrants pourraient être victimes de crimes internationaux en Libye devrait nécessairement conduire les États et autres acteurs européens à examiner leurs pratiques antérieures et à revoir les conditions de leur coopération avec les autorités libyennes en matière de migration afin de s’assurer d’être en conformité avec leurs obligations internationales.

Conclusion

La conclusion du Procureur que les atrocités commises contre les migrants en Libye peuvent être qualifiées de crimes contre l'humanité et crimes de guerre est un réel pas en avant. Elle reflète un changement dans l'approche envers les crimes internationaux. En Libye, les migrants ne sont pas victimes de crimes en raison de leur identité, mais parce qu'ils sont perçus comme une ressource pour avancer des objectifs politiques et militaires. C'est justement leur neutralité et leur vulnérabilité qui permet leur victimisation.

La migration a traditionnellement été traitée du point de vue du droit international des droits de l'homme mais elle peut désormais être traitée à travers le prisme du droit international pénal. Cela demande au droit de se réinventer pour permettre aux catégories juridiques existantes de prendre en compte une nouvelle situation de fait. La capacité de la communauté internationale à faire face à cet ajustement nécessaire montrera si le droit international pénal peut relever les nouveaux défis auxquels il est aujourd’hui confronté non seulement concernant les migrants en Libye, mais plus largement dans le monde.

 

 

[3] Communication, par. 129-402.

[7] Communication, par. 188-397.

[10] Communication, par. 214-224, 249-255, 283-290, 317- 325, 349-353, 391-397.

[13] Voir les rapports du Secrétaire général des Nations Unies (ici, par. 18-21, ici, par. 21); du HCDH (ici, p.23); d’UNSMIL (ici, pp.14-15); du Commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe (ici, pp.20-21, ici, pp.23-24); d’Amnesty International (ici, pp.9-14, ici, pp.11-13, 22-24); et ECCHR/FIDH/LFJL (ici, pp.41-45).

[14] Communication, par. 432-512.

[15] Al Hassan, Confirmation des charges, par. 948.

[16] ICC-01/04-01/07, Le Procureur c. Germain Katanga,  Jugement rendu en application de l’article 74 du Statut, 7 mars 2014 ("Katanga, Jugement"), par. 1631, 1635.

[17] Al Hassan, Confirmation des charges, par. 945.

[18] Katanga, Jugement, par. 1638.

[19] Communication, par. 432-512.

Valérie Gabard & Marin Van Hove

Valérie Gabard

Valérie est co-fondatrice de l’organisation non-gouvernementale UpRights. Avant de fonder UpRights, Valérie a travaillé pour la Commission d’enquête internationale des Nations Unies pour le Mali et pour l’Équipe d’experts internationaux sur la situation au Kasaï (République démocratique du Congo). Valérie a également travaillé comme juriste pour les juges des Tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda et pour les juges d’instruction des Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens.

Marin Van Hove

Marin est chercheur juridique au sein d'UpRights. Avant de rejoindre UpRights, il a travaillé comme juriste adjoint / conseil adjoint en première instance au Bureau immédiat du Procureur au Tribunal spécial pour le Liban, et a également exercé le droit au sein d'un cabinet en Nouvelle-Zélande. Marin a effectué des projets juridiques avec la Croix-Rouge néo-zélandaise et la Croix-Rouge néerlandaise. Il est admis en tant que barrister et solicitor au barreau de la Nouvelle-Zélande.

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