Patrimoine culturel ukrainien - Partie 1 : La protection juridique

Cela fait deux ans que le conflit russo-ukrainien s’est enraciné. Depuis l’acte d’agression de la Russie en février 2022, de nombreux crimes de guerre présumés ont été recensés en Ukraine, dont plusieurs atteintes graves commises contre le patrimoine culturel. Lors de l'annexion de la Crimée par la Russie en 2014, le patrimoine culturel ukrainien avait déjà subi des exactions, comme le montre par exemple la dégradation du palais de Bakhtchissaraï. Depuis 2022, les bombardements russes ont notamment détruit des édifices religieux, des bâtiments historiques, des statues de personnalités ukrainiennes ou encore des musées et des bibliothèques. Les destructions du patrimoine culturel ukrainien sont nombreuses (343 sites culturels et 3798 établissements d'enseignement endommagés) et ont été rejointes par le pillage des œuvres d'art (on estime à 200 objets pillés dans la ville de Melitopol dans le sud de l'Ukraine à la fin février 2022 et au moins 15 000 œuvres disparues depuis février 2022).

 Le patrimoine culturel représente à la fois un témoignage du passé et des références identitaires pour une population particulière, mais il est également le patrimoine de l'humanité[1] et de sa mémoire. Il désigne « les artefacts, les monuments, les groupes de bâtiments et sites, les musées qui se distinguent par leurs valeurs diverses, y compris leurs significations symboliques, historiques, artistiques, esthétiques, ethnologiques ou anthropologiques, scientifiques et sociales ». Il comprend non seulement le patrimoine matériel, mais également le patrimoine culturel immatériel, tels que les pratiques ou le savoir-faire.

 La présente contribution est divisée en deux parties - Partie 1 : La protection juridique du patrimoine culturel et Partie 2 : La répression des atteintes portées au patrimoine culturel ukrainien.

 Dans cette première partie, nous offrons une présentation du cadre juridique relatif à la protection du patrimoine culturel et démontrerons comment le patrimoine culturel est protégé par un droit international fragmenté. Dans la seconde partie, nous allons observer comment la protection du patrimoine culturel s'articule entre d'un côté la compétence prioritaire des Etats pour poursuivre et juger les atteintes portées au patrimoine culturel ukrainien et, d'un autre côté, l'établissement au niveau international de responsabilités pénales individuelles pour les atteintes au patrimoine culturel ukrainien en tant que crimes de guerre.

 La protection juridique du patrimoine culturel

 Après la Seconde Guerre mondiale, la protection du patrimoine culturel est progressivement devenue objet des instruments juridiques internationaux.  La Convention pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé (Convention de La Haye de 1954) a été adoptée sous l'égide de l'UNESCO. Premier instrument entièrement dédié à la protection du patrimoine culturel en cas de conflit armé, la Convention de La Haye impose aux États signataires de prendre toutes mesures nécessaires pour sanctionner les personnes qui ont commis ou donné l’ordre de commettre une infraction à la Convention (article 28). Elle instaure un régime de protection à deux niveaux avec la protection de l'ensemble des «biens culturels» (voir §§44–49), et une protection dite «spéciale» pour certains biens (voir §§50– 52). Très peu d’Etats avaient cependant adopté de telles mesures après plus de quarante ans.  La Convention est complétée par le Premier Protocole en 1954. En 1999, son deuxième Protocole Additionnel est venu renforcer l'obligation de poursuivre les violations des lois et coutumes de la guerre relatives aux biens culturels, notamment en créant un niveau supplémentaire de protection pour des biens culturels le nécessitant. Ces trois traités forment le cadre juridique international en faveur de la protection du patrimoine culturel, et l'Ukraine les a tous ratifiés.

 En 1977, le premier Protocole additionnel aux Conventions de Genève de 1949, relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux (également ratifié par l'Ukraine), qualifie pour la première fois de manière explicite les atteintes au patrimoine culturel en tant que violations du droit international humanitaire. L'article 53 du Protocole additionnel I et l'article 16 du Protocole additionnel établissent qu’il est interdit de commettre tout acte d’hostilité dirigé contre des monuments historiques, des œuvres d’art ou des lieux de culte qui constituent le patrimoine culturel ou spirituel des peuples. Parallèlement, il est également interdit d’utiliser ces biens à l’appui de l’effort militaire et de faire de ces biens l’objet de représailles. Enfin, selon l'article 85 du Protocole additionnel I, une infraction grave est constituée lorsque des emblèmes (ainsi que des signes, signaux et uniformes) sont utilisés de manière perfide en vue de tuer, blesser ou capturer un adversaire.

 Le droit des conflits armés n'est pas la seule source de règles de droit international relatives à la protection des biens culturels en cas de conflits armés. Tout d’abord,  il y a le droit international pénal qui traite de la responsabilité pénale des personnes dans ce domaine. Les auteurs de crimes de guerre, mais également ceux qui ont intentionnellement participé, soutenus ou omis de l'empêcher, peuvent être poursuivis devant un tribunal national (de leur État de nationalité ou d'un État tiers) ou devant une juridiction internationale ou internationalisée. Précisément, est constitutif d'un crime de guerre, la destruction, la dégradation ou le détournement de biens culturels intentionnels dans le cadre d'un conflit armé international ou non international. Le droit international pénal est une source de progrès par rapport au droit humanitaire puisqu'il permet d'étendre la protection du droit international aux conflits armés non internationaux. Le Statut de Rome, traité portant création de la Cour pénale internationale (ci-après CPI ou la Cour), première juridiction pénale internationale permanente et à vocation universelle, donne en ce sens compétence à ladite Cour pour juger de tels crimes à condition que les attaques à l'encontre du patrimoine culturel ne soient pas commandées par les nécessités de la guerre, ou que les biens soient des objectifs militaires.

 Le droit international des droits humains (ci-après DIDH) ensuite, et particulièrement l’article 15-1-a du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels de 1966, garantit à tous le droit de prendre part à la vie culturelle. Le droit international se saisit ainsi de la question du patrimoine culturel au motif d’une protection des droits humains. En effet, le patrimoine culturel est un enjeu fondamental de l'émancipation des droits humains, notamment au travers des droits culturels dont ils disposent (droit de participer à la vie culturelle, d'accéder à la culture, au patrimoine culturel et aux expressions culturelles, d'y participer et d'en jouir.). La Convention du patrimoine mondial de 1972 oblige, quant à elle, les Etats parties à protéger le patrimoine mondial, culturel et naturel couvert par la Convention au travers d'une liste indicative du patrimoine dit «mondial». Cette liste est prépondérante car elle oblige, d'une part, les Etats à protéger activement le patrimoine, et d'autre part à ne pas lui porter atteinte. Ces textes ne cessent de s'appliquer en période de conflit armé, et doivent être mis en conformité avec les règles du droit des conflits armés. Enfin, la Convention de 1970 de l'UNESCO concerne le trafic illicite de biens culturels et les mesures à prendre pour interdire et empêcher l’importation, l’exportation et le transfert de propriété illicite des biens culturels.

 Ce droit international conventionnel peut être complété par des accords régionaux, mais également par le droit international coutumier des conflits armés et par les résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies. Le Conseil de sécurité reconnaît par exemple dans sa résolution 2347 que la sauvegarde du patrimoine culturel n’est pas seulement un enjeu culturel, ou un simple crime de guerre, mais bien un moyen de maintenir la paix pour l'avenir, et de sauvegarder la sécurité internationale. Il est également possible de mentionner la portée générale des principes et des règles reconnues par la Circulaire du Secrétaire général des Nations Unies 1999/13.

 Le patrimoine culturel est donc protégé par un droit international fragmenté. La répression juridictionnelle des atteintes au patrimoine culturel s'inscrit dans la continuité de cette mobilisation juridique pour la sauvegarde du patrimoine culturel. Le système répressif n'a pas pour intention de protéger le patrimoine culturel puisque son intervention répond de destructions qui ont déjà eu lieu. Il vise à réparer et à condamner les responsables des atteintes. Néanmoins, la répression des crimes peut également jouer un rôle de dissuasion. À ce titre, les juridictions internationales et nationales se complètent pour offrir une répression pénale, et pour lutter contre l'impunité de manière effective.

La deuxième partie (La répression des atteintes portées au patrimoine culturel ukrainien) est disponible ici.

 

 

[1] Voy. Convention concernant la protection du patrimoine mondial culturel et naturel, Paris, 16 novembre 1972, adoptée par la Conférence générale de l’UNESCO à sa 17e session, 15 p; Résolution 2749 (XXV) de l’Assemblée générale des Nations Unies, intitulée « Déclaration des principes régissant le fonds des mers et des océans, ainsi que leur sous-sol, au-delà des limites de la juridiction nationale », 17 décembre 1970 ; et la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (Convention de Montego Bay), troisième conférences des Nations Unies sur le droit de la mer, 10 décembre 1982.

Yann Lemoine & Emma Marc

Yann Lemoine est juriste spécialisé en droit international pénal et droit des conflits armés, Il est assistant de justice au pôle correctionnel du Tribunal judiciaire de Lille.

Emma Marc est juriste spécialisée en droit international pénal et droit international public. Elle est juriste stagiaire au sein du Collectif des associations citoyennes, et réalise une thèse sous la direction de François Benchendikh (en recherche de financements dans le cadre d'une Cifre).

Précédent
Précédent

Patrimoine culturel ukrainien - Partie 2 : La répression des atteintes portées au patrimoine culturel ukrainien

Suivant
Suivant

Comment l'(il)légalité de l'occupation israélienne informe-t-elle et est-elle informée par la doctrine de l'autodéfense ?